Agents de l’Insee : à vos marques, prêts… Réprimez !

Une réforme de l’assurance-chômage inopportune

Notre cher ministre du Travail, Olivier Dussopt, est bien embêté : cela fera bientôt six ans qu’il est un ministre fidèle et irréprochable de la Macronie, et personne ne se souvient pourtant de son nom ni de ses fonctions. Olivier a une technique imparable pour rentrer dans les annales de l’Histoire : quoi de mieux qu’une nouvelle réforme répressive et régressive de l’assurance-chômage ?

Seulement trois ans après le fiasco Pénicaud, Dussopt a révélé fin novembre 2022 comment il comptait redorer le blason de la fameuse « aile gauche » du gouvernement. À partir du 1er février 2023, le ministre prévoit que la durée d’indemnisation des chômeurs dépendra du taux de chômage, tel que calculé par l’Insee. Si ce taux est supérieur à 9 % ou que sa progression a dépassé les 0,8 points sur le dernier trimestre : « feu rouge », rien ne change. Si son niveau ou son évolution se révèlent en deçà de ces seuils fatidiques : la durée d’indemnisation des chômeurs sera automatiquement réduite de 25 %. « Feu vert » pour le matraquage social ! Opportunément, la dernière estimation du taux de chômage de l’Insee est inférieure à ce seuil (7,3 % au T3 2022) – ce qui fait que la réduction de durée d’indemnisation entrerait probablement en vigueur dès février.

Dans sa « grande sagesse », le gouvernement a tout de même pris la décision de ne pas inclure les DOM dans cette réforme. Les taux de chômage y sont en effet beaucoup plus élevés qu’en France métropolitaine : entre 13,1 % en Guyane et 18,8 % pour la Réunion pour les 4 DOM historiques. La situation de Mayotte étant encore plus hors norme : 30 % de taux de chômage en 2021.

Encore et toujours, une attaque en règle contre les droits des travailleurs et travailleuses

S’il est besoin de le rappeler : l’assurance contre le risque de chômage n’est pas une aumône publique, c’est un droit. Chaque salarié·e cotise à cette fin : c’est une fraction du produit de son travail, une partie de son salaire qui est ainsi redirigée vers la caisse collective d’assurance contre le risque de chômage. C’est le fait d’avoir travaillé et donc cotisé qui ouvre le droit d’y piocher son indemnisation en cas de réalisation du risque de chômage. Réduire les droits d’indemnisation ex-post, après que les salarié·es ont cotisé des années durant, n’est pas seulement un manque de fair-play : c’est refuser de reconnaître la contribution du travail salarié au processus productif, et continuer de démanteler les fondements de la société salariale d’État-providence construite de haute lutte après la Seconde Guerre mondiale.

Un non-sens économique, mais un « bon sens » très politique

Que signifie au juste ce seuil de 9 % ? Cette cible n’est choisie que pour donner un vernis de scientificité à une décision politique injuste (« si les statisticien·nes le disent… »). Dans les années 1980 , on professait que le « taux de chômage naturel » était de 5 % et que toute économie s’éloignant du seuil fatidique devait libéraliser son marché du travail pour en « libérer les forces vives » ; le gouvernement nous propose aujourd’hui un taux de 9 % ; faut-il s’attendre à une révision de la cible à 12 % pour le prochain quinquennat si la conjoncture s’aggrave ?

Le même genre de cible aveugle et absurde a prévalu au niveau européen pour les « pas plus de 3 % de déficit rapporté au PIB » et autres joyeux « pas plus de 60 % de dette rapportée au PIB ». Aucun travail sérieux d’économiste n’a réussi à valider scientifiquement le choix de ces seuils. La crise du Covid-19 a d’ailleurs sensiblement assoupli les recommandations de la Commission en la matière, démontrant, s’il le fallait, que ce genre d’objectif chiffré n’a d’autre fondement que politique.

Ce qu’est le taux de chômage de l’Insee, et ce qu’il n’est pas

Olivier Dussopt (sinon son cabinet) a visiblement du mal à comprendre l’économie – il a besoin d’un tableau de bord lisible et d’une métaphore bien appuyée pour mettre en œuvre ses politiques publiques. « Feu vert, fouette cocher ; feu rouge, attention Olivier il faut s’arrêter ! » Tant pis pour la nuance. Le taux de chômage calculé par l’Insee semble pourtant un bien mauvais indicateur pour l’usage que prévoit d’en faire le gouvernement :

  • Calculé à partir de l’enquête Emploi, le taux de chômage n’est qu’une estimation (certes la moins mauvaise), pour laquelle est systématiquement fournie une marge d’incertitude via l’intervalle de confiance à 95 %. Que décidera le gouvernement si l’Insee annonce un taux de chômage à 8,9 (+/- 0,3) % ?
  • Le taux de chômage calculé à l’échelle nationale est une moyenne agrégeant les situations très différentes de marchés du travail segmentés (par territoire et domaine de compétence). Le ministre souhaite-t-il imposer des règles plus restrictives d’indemnisation aux ouvriers/ouvrières (11,4 % de taux de chômage en 2021) parce que le marché du travail des cadres est plus fluide (3,7 % sur la même période) ? Ou bien sanctionner les habitant·es des Pyrénées-orientales (taux de chômage à 11,6 % au T2 2022) parce que la conjoncture parisienne se porte bien (5,7 % sur le même trimestre) ?
  • Le taux de chômage est périodiquement révisé, du fait notamment de la mise à jour des coefficients de variations saisonnières. Que décidera le gouvernement s’il a sanctionné des chômeurs/chômeuses pour un taux de chômage annoncé à 8,9 %, révisé le trimestre suivant à 9,1 % ?
  • Le calcul du taux de chômage est largement « conventionnel », et dépend en ce sens de la définition retenue par le BIT et du dispositif de mesure de l’enquête Emploi. Refondue en 2021, l’enquête Emploi a ainsi connu une modification de ses modes de collecte, de pondération et de définition du chômage (voir l’Insee Analyses n°65) – elle connaîtra nécessairement d’autres évolutions à l’avenir. Le seuil retenu de 9 % doit-il avoir le même sens avant et après la refonte de l’outil de quantification ?
  • Il existe donc différentes définitions du chômage, et les évolutions du nombre de chômeurs/chômeuses peuvent parfois fortement diverger selon ces définitions. Ainsi, le nombre d’inscrit·es à Pôle-emploi est nettement supérieur à ce qu’il était avant la crise de 2008, contrairement au nombre de chômeurs/chômeuses au sens du BIT. Beaucoup de personnes privées d’emplois (et inscrites à Pôle emploi) ne sont pas considérées comme « chômeurs/chômeuses » au sens du BIT car ne recherchant pas assez « activement » un emploi. Autre exemple qui montre l’imperfection de la définition du BIT : pendant le premier confinement, le taux de chômage au sens du BIT a baissé en raison du manque de recherche « active » des privé·es d’emploi confiné·es… alors que le nombre d’inscrit·es à Pôle emploi s’est envolé (beaucoup de précaires n’ont pas vu leur contrat renouvelé).

La confiance dans l’appareil statistique public menacée ?

Le syndicat Sud Insee exprime sa plus vive opposition au projet gouvernemental de contre-réforme de l’assurance-chômage. Les agents de l’Insee seraient indirectement chargé·es de la répression des travailleurs et des travailleuses privé·es d’emploi. Du résultat de leur collecte et de leurs calculs dépendront directement la situation économique de milliers de foyers en France : cette pression placée sur leurs épaules est une menace à l’indépendance de la statistique publique !

À plus moyen terme, c’est la confiance dans la statistique publique qui risque d’être abîmée : toute régularité statistique, utilisée à des fins de contrôle, perd son pouvoir de description de la réalité. Demandez aux statisticien·nes soviétiques ou aux agents des recensements coloniaux si ils/elles avaient confiance en leurs chiffres ! Une personne salariée enquêtée par l’enquête Emploi, et dont les revenus de son ou sa conjoint·e dépend de l’assurance-chômage, a-t-elle intérêt à décrire honnêtement sa situation ou à se déclarer chômeuse pour que les revenus de son foyer ne soient pas rabotés ? C’est l’effet sans doute paradoxal de la politique gouvernementale : en adjoignant à la réponse à l’enquête Emploi des conséquences économiques directes, elle risque de transformer la nature du taux de chômage. D’un outil de description du réel, ce dernier deviendra un baromètre bancal de la plus ou moins grande complaisance des Français·es à se faire rogner leurs droits économiques. Se prendra-t-on à rêver d’un taux de chômage à 100 % ? L’Insee pourra dès lors fièrement modifier sa devise : « mesurer pour réprimer » !

Sud Insee