Sur la participation du directeur de l’Insee à la Commission sur l’avenir des finances publiques
Le 4 décembre dernier, le gouvernement a mis en place la « Commission sur l’avenir des finances publiques ». Cette commission a rendu son rapport le 18 mars dernier. Si cette commission nous intéresse, c’est qu’elle évoque la politique économique de la France, sujet central pour l’Insee, mais aussi parce que le Directeur de l’Insee en a fait partie, avec neuf autres personnes.
Une commission d’expert·es pour légitimer la baisse des dépenses publiques
Il s’agissait d’une commission idéologiquement orientée qui avait pour « mission de proposer des scénarios de retour à l’équilibre des comptes, dans un objectif de stabilisation puis de réduction progressive de notre dette publique. Ces travaux intégreront notamment l’objectif de pérennisation des baisses de prélèvements obligatoires prévues au cours du quinquennat. ». Autrement dit, il s’agissait de faire des propositions politiques dans un cadre bien précis : baisser les dépenses publiques pour atteindre l’équilibre budgétaire.
Le président de cette commission, Jean Arthuis, s’était début décembre répandu dans les médias, laissant peu de doutes sur le contenu du rapport : « c’est la sagesse que de retenir comme principe qu’on n’augmentera pas les impôts », annuler une partie de la dette serait une « chimère » contraire au « principe de réalité », « la bonne gestion, c’est la gestion qui s’équilibre », « les finances publiques en période normale doivent être équilibrées », « l’urgence de l’heure serait à la lutte contre « l’addiction à la dépense publique ».
Le ton était donné. Une commission d’expert·es pour ressasser les mêmes dogmes néo-libéraux qui ont fait la preuve de leur inanité depuis de longues années.
On se demande bien au passage à quel titre le Directeur de l’Insee est membre de cette commission. S’il s’agissait d’apporter l’expertise de l’Insee pour expliquer la construction de nos chiffres, en étant auditionné par la commission comme d’autres directeurs et directrices d’administration centrale (cf personnes auditionnées p.65 du rapport), il n’y aurait bien entendu aucun problème. Mais s’il s’agit d’apporter la caution de l’institut aux conclusions de la commission, cela nous pose beaucoup plus sérieusement question. Certes, on pourrait nous rétorquer que le DG de l’Insee participait en son nom propre et non comme Directeur de l’Insee. Mais enfin… à ce niveau de responsabilité, il est difficile de détacher l’homme de la fonction ! Nous rappelons par ailleurs que « l’obligation de réserve est particulièrement forte pour les titulaires de hautes fonctions administratives » .
Nous nous interrogeons d’autant plus qu’en janvier 2020, le DG de l’Insee avait rappelé à l’ordre les agents du comité de mobilisation qui avaient participé à l’écriture d’un 4 pages retraites, estimant qu’ils et elles violaient leur devoir de « réserve » et de « neutralité » .
Le contenu du rapport : baisse des dépenses publiques et « gouvernance » des expert·es
Le rapport se place sous l’égide de Pierre Mendès France, avec la citation suivante : « Un pays qui n’est pas capable d’équilibrer ses finances publiques est un pays qui s’abandonne ». Un homme de gauche qui préconise l’équilibre budgétaire, n’est-ce pas formidable ? Sauf que Mendès France était un keynésien, opposé au dogme de l’équilibre budgétaire en période de sous-emploi. Mendès France préconisait en outre des mesures comme la hausse des droits de succession et l’impôt sur la fortune que la commission balaie avec dédain. Surtout, fixer l’objectif de l’équilibre budgétaire, jamais atteint depuis les années 1970 relève d’un dogmatisme libéral assez sidérant…
La stratégie de la peur : si on ne stabilise pas la dette, la situation est « intenable »
On lit dans ce rapport : « Les rapports se sont accumulés ces dernières décennies pour dénoncer la dérive de nos finances publiques et expliquer que cela nous mettait dans une situation intenable à long terme. Or, force est de constater que la dette publique française ne pose pas de problème immédiat et qu’elle est soutenable dans la mesure où nous n’avons pas de difficulté à la financer sur les marchés, même après le bond de notre endettement en 2020 ». En effet, avant la crise, on nous expliquait déjà que la France était « en faillite », que la dette était « insoutenable ». Les auteur·es de ce rapport nous expliquent qu’en fait c’était du baratin, mais que cette fois-ci le danger est vraiment là : « Sans perspective de stabilisation, la situation apparaîtrait alors comme intenable à long terme ». Pour le faire croire, le niveau de la dette est comparé à celui de l’Allemagne. Mais bizarrement, le rapport oublie de dire que l’Allemagne fait plutôt figure d’exception, et que les USA et la zone euro ont un niveau de dette rapporté au PIB similaire à celui de la France… et le Japon un ratio de 240 % (sans que le ciel leur tombe sur la tête).
Nous vous proposons un graphique basé sur des données de l’Insee, que nous n’avons pas vu dans le rapport. Cette représentation graphique rapporte la charge d’intérêts au PIB. Malgré l’augmentation de la dette, la charge d’intérêts ne fait que diminuer depuis les années 1990. Mais nos 10 expert·es nous assurent que la situation est « intenable ». Gageons que le Directeur de l’Insee n’a pas obtenu de ses camarades de la commission une mise en avant de ce graphique dans le rapport.
Les auteur·es agitent le spectre d’une hausse des taux d’intérêts. Si nous nous écartions de la « bonne gouvernance », nous serions condamné·es à subir les foudres des marchés qui nous feraient payer le prix de notre mauvaise gestion ! Nos expert·es nous expliquent donc qu’il faut à tout prix stabiliser la dette publique en 2030. Le niveau des dépenses publiques sera fixé en fonction de cet objectif : le rapport discute de ce niveau en fonction du taux de croissance, mais dans tous les cas les dépenses publiques doivent ralentir fortement.
Les pistes « écartées » de façon dogmatique par le rapport
Dans le rapport, on peut lire : « Nous avons examiné un certain nombre de pistes qui émergent dans le débat public, que nous avons finalement écartées ». Parmi celles-ci, on trouve l’annulation de la dette détenue par la BCE ou la dette perpétuelle. Ces pistes sont écartées pour des raisons de « crédibilité » et parce que cela ne plairait pas aux marchés. Les arguments donnés sont d’une pauvreté affligeante, De toute façon Jean Arthuis avait écarté ces pistes avant même que la commission ne commence ses travaux.
Pour réduire le déficit public, on pourrait penser naïvement qu’il serait judicieux d’augmenter les impôts des plus riches (qui ont vu leur patrimoine s’envoler ces dernières années). Grave erreur : nos expert·es décrètent que « compte tenu du niveau déjà élevé de nos impôts, nous ne pouvons raisonnablement envisager de faire reposer la maîtrise de nos finances publiques sur la perspective d’augmentation des prélèvements obligatoires ». Pas question notamment de taxer davantage les plus riches. Savourons l’argumentation : « l’idée d’une taxation exceptionnelle des plus riches, sur les patrimoines ou sur les successions par exemple est avancée pour financer les dépenses liées à la crise. Aucune taxe de cette nature ne serait toutefois en mesure d’infléchir notre trajectoire d’endettement. À titre indicatif, la réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et son remplacement par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) a généré une baisse des prélèvements de l’ordre de 3,0 Md€, ce qui n’est pas comparable à la dégradation du déficit attendu pour l’année 2020 ». Ainsi, il ne faut pas augmenter les impôts des plus riches, car cela ne rapporterait pas assez. Les auteur·es s’appuient pour cela sur l’ISF qui ne rapportait que quelques milliards. Il y a une solution simple, pourtant, pour que cela rapporte plus : créer un ISF XXL, à un taux plus élevé, qui rapporterait beaucoup plus que l’ancien. Ou encore créer des postes de fonctionnaires pour lutter enfin sérieusement contre la fraude fiscale des plus riches… Nos expert·es n’y ont pas pensé non plus !
Pourtant, nos expert·es à nous, nos camarades de Solidaires Finances Publiques, évaluent la fraude fiscale à « 80 milliards d’euros environ (la barre des 100 milliards n’étant malheureusement pas impossible à atteindre…) ». Une estimation non démentie par l’administration fiscale. 80 Milliards ! Il y a là de quoi répondre aux inquiétudes sur la dette à l’origine de la constitution de la commission.
Nos expert·es préconisent une purge drastique des dépenses sociales
Nous l’aurons compris : le problème est le niveau scandaleusement élevé des dépenses publiques. Il est plus élevé que la moyenne européenne. On nous explique que les dépenses publiques représentent 55,6 points de PIB. Et alors ? Pour rappel, rapporter les dépenses publiques au PIB est trompeur : cela vise à faire croire que plus de la moitié des richesses serait « pompée » par les administrations publiques. Quelle horreur ! Sauf que la majorité des dépenses publiques sont des dépenses de redistribution : des impôts et cotisations collectées pour être redistribuées aux ménages ; et l’autre grand poste de dépenses consiste à financer les services publics : elles ne sont pas un « prélèvement » sur le PIB, elles contribuent au contraire au PIB, en permettant une production non marchande qui bénéfice à la population (santé, éducation…). Mais pour nos expert·es, la dépense publique est un « problème », et donc il s’agit de les limiter.
Si nos expert·es avaient eu le souci des faits, ils auraient reconnu que la hausse de la dette publique ne s’explique pas par l’envolée des dépenses publiques (dont la croissance a ralenti ces dernières années), mais par la baisse des recettes, notamment la baisse de la fiscalité sur les entreprises et les plus riches. Le professeur Bruno Tinel a publié ce graphique (données de l’Insee) qui le montre :
Peu importe : ce sont les dépenses publiques qu’il faut baisser. Mais pas n’importe lesquelles : « Ainsi, s’agissant des dépenses, tout effort pour freiner les dépenses publiques doit s’assurer de ne pas sacrifier les dépenses ou investissements d’avenir » (investissements publics, dépenses de recherche…). Il faut donc s’attaquer au gros des dépenses publiques, c’est-à-dire les dépenses sociales qui, elles, ne doivent pas être « sanctuarisées ». Nos expert·es surpayé·es ne mesurent-ils pas l’indécence à décréter que les dépenses sociales ne sont pas prioritaires ? Visiblement non. Comme la France « dépense plus que ses voisins » en protection sociale, alors on peut sans scrupule tailler dans les dépenses sociales ! Nos expert·es oublient aussi de rappeler que dans certains pays, une partie importante des dépenses de santé ou des pensions de retraite ne sont pas des « dépenses publiques ». Mais elles existent, et elles sont parfois très élevées. Mais comme le but est de démontrer que la France dépense trop pour la santé, les retraites, etc., cela n’a pas sa place dans le rapport.
Pour montrer la générosité du système français, nos experts expliquent que « le pouvoir d’achat moyen des ménages est resté malgré tout en hausse de + 0,6 % en 2020 » grâce aux dépenses publiques. En fait, c’est le revenu disponible brut (RDB) qui a augmenté de 0,6 %. Corrigé de l’évolution démographique (RDB par UC), il a stagné. Et si on regarde l’indicateur le plus précis du niveau de vie (revenu disponible brut ajusté par UC), il a baissé de 1,5 %. Donc, non, le pouvoir d’achat n’a pas augmenté en 2020… d’après les chiffres de l’Insee !
Avec le refus de taxer les plus riches et de s’attaquer aux dépenses sociales, le rapport choisit délibérément de faire reposer l’effort de réduction de la dette publique sur les plus pauvres.
Quand nos expert·es imaginent une « gouvernance » d’expert·es pour s’assurer de la baisse des dépenses publiques
Enfin, nos expert·es cherchent un bricolage institutionnel pour s’assurer que leurs préconisations seront bien respectées. Les politicien·nes sont soumi·ses aux pressions de la population, et ils et elles pourraient être tenté·es de ne pas suffisamment couper dans les dépenses publiques. Il s’agit donc de faire en sorte que les aléas démocratiques ne perturbent pas la bonne marche des finances publiques. Pour cela, le rapport préconiser de transformer l’actuel Haut Conseil des Finances Publiques (HCFP) en une « institution budgétaire indépendante », une « vigie budgétaire » chargée de veiller au respect de la trajectoire des dépenses publiques. Nos expert·es imaginent un « compteur des écarts » par rapport à la cible afin que des mesures soient prises pour corriger un éventuel dérapage des dépenses publiques.
Quelle belle conception de la démocratie !